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Bardes et cordes
Le roi mort, les vingt et un coups de la bombarde
Tonnent, signal de deuil, place de la Concorde.
Silence, joyeux luth, et viole et guimbarde :
Tendons sur le cercueil la plus macabre corde
Pour accompagner l'hymne éructé par le barde :
Le ciel veut l'oraison funèbre pour exorde.
L'encens vainc le fumet des ortolans que barde
La maritorne, enfant butorde non moins qu'orde.
Aux barrières du Louvre elle dormait, la garde :
Les palais sont de grands ports où la nuit aborde ;
Corse, kamoulcke, kurde, iroquoise et lombarde
Le catafalque est ceint de la jobarde horde.
Sa veille n'eût point fait camuse la camarde :
Il faut qu'un rictus torde et qu'une bouche morde.
La lame ou la dent tranche autant que le plomb arde :
Poudre aux moineaux, canons place de la Concorde.
Arme blême, le dail ne craint point l'espingarde :
Tonne, signal de deuil ; vibre, macabre corde.
Les Suisses du pavé heurtent la hallebarde :
Seigneur, prends le défunt en ta miséricorde.

Le bain du roi
Rampant d'argent sur champ de sinople, dragon
Fluide, au soleil de la Vistule se boursoufle.
Or le roi de Pologne, ancien roi d'Aragon,
Se hâte vers son bain, très nu, puissant maroufle.
Les pairs étaient douzaine : il est sans parangon.
Son lard tremble à sa marche et la terre à son souffle ;
Pour chacun de ses pas son orteil patagon
Lui taille au creux du sable une neuve pantoufle.
Et couvert de son ventre ainsi que d'un écu
Il va. La redondance illustre de son cul
Affirme insuffisant le caleçon vulgaire
Où sont portraicturés en or, au naturel,
Par derrière, un Peau-Rouge au sentier de la guerre
Sur un cheval, et par devant, la Tour Eiffel.
(Revue Blanche n° du 15 février 1903)

Le vélin écrit rit et grimace, livide
Le vélin écrit rit et grimace, livide.
Les signes sont dansants et fous. Les uns, flambeaux,
Pétillent radieux dans une page vide.
D'autres en rangs pressés, acrobates corbeaux,
Dans la neige épandue ouvrent leur bec avide.
Le livre est un grand arbre émergé des tombeaux.
Et ses feuilles, ainsi que d'un sac qui se vide,
Volent au vent vorace et partent par lambeaux.
Et son tronc est humain comme la mandragore ;
Ses fruits vivants sont les fèves de Pythagore ;
Des feuillets verdoyants lui poussent en avril.
Et les prédictions d'or qu'il emmagasine,
Seul le nécromant peut les lire sans péril,
La nuit, à la lueur des torches de résine.
(Les Minutes de sable mémorial, 1894)

Veillée d'avril
Il doit être minuit. Minuit moins cinq. On dort.
Chacun cueille sa fleur au vert jardin des rêves,
Et moi, las de subir mes vieux remords sans trêves,
Je tords mon cœur pour qu'il s'égoutte en rimes d'or.
Et voilà qu'à songer me revient un accord,
Un air bête d'antan, et sans bruit tu te lèves
Ô menuet, toujours plus gai, des heures brèves
Où j'étais simple et pur, et doux, croyant encor.
Et j'ai posé ma plume. Et je fouille ma vie
D'innocence et d'amour pour jamais défleurie,
Et je reste longtemps, sur ma page accoudé,
Perdu dans le pourquoi des choses de la terre,
Ecoutant vaguement dans la nuit solitaire
Le roulement impur d'un vieux fiacre attardé.
(Premiers poèmes, 1880)

Clair de lune
Penser qu'on vivra jamais dans cet astre,
Parfois me flanque un coup dans l'épigastre.
Ah ! tout pour toi, Lune, quand tu t'avances
Aux soirs d'août par les féeries du silence !
Et quand tu roules, démâtée, au large
A travers les brisants noirs des nuages !
Oh ! monter, perdu, m'étancher à même
Ta vasque de béatifiants baptêmes !
Astre atteint de cécité, fatal phare
Des vols migrateurs des plaintifs Icares !
Oeil stérile comme le suicide,
Nous sommes le congrès des las, préside ;
Crâne glacé, raille les calvities
De nos incurables bureaucraties ;
O pilule des léthargies finales,
Infuse-toi dans nos durs encéphales !
O Diane à la chlamyde très-dorique,
L'Amour cuve, prend ton carquois et pique
Ah ! d'un trait inoculant l'être aptère,
Les coeurs de bonne volonté sur terre !
Astre lavé par d'inouïs déluges,
Qu'un de tes chastes rayons fébrifuges,
Ce soir, pour inonder mes draps, dévie,
Que je m'y lave les mains de la vie !
(L'Imitation de Notre-Dame la Lune, 1886)

Notre petite compagne
Si mon Air vous dit quelque chose,
Vous auriez tort de vous gêner ;
Je ne la fais pas à la pose ;
Je suis La Femme, on me connaît.
Bandeaux plats ou crinière folle,
Dites ? quel Front vous rendrait fou ?
J'ai l'art de toutes les écoles,
J'ai des âmes pour tous les goûts.
Cueillez la fleur de mes visages,
Buvez ma bouche et non ma voix,
Et n'en cherchez pas davantage...
Nul n'y vit clair ; pas même moi.
Nos armes ne sont pas égales,
Pour que je vous tende la main,
Vous n'êtes que de naïfs mâles,
Je suis l'Eternel Féminin !
Mon But se perd dans les Etoiles !....
C'est moi qui suis la Grande Isis !
Nul ne m'a retroussé mon voile.
Ne songez qu'à mes oasis....
Si mon Air vous dit quelque chose,
Vous auriez tort de vous gêner ;
Je ne la fais pas à la pose :
Je suis La Femme ! on me connaît.
(Des Fleurs de bonne volonté, 1890)

Le lac
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour ?
Ô lac ! l'année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m'asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir !
Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,
Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.
Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence ;
On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.
Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos ;
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots :
" Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !
" Assez de malheureux ici-bas vous implorent,
Coulez, coulez pour eux ;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
Oubliez les heureux.
" Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m'échappe et fuit ;
Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l'aurore
Va dissiper la nuit.
" Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;
Il coule, et nous passons ! "
Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse,
Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur,
S'envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ?
Eh quoi ! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiers perdus !
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
Ne nous les rendra plus !
Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?
Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !
Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux.
Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés.
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
Tout dise : Ils ont aimé !
(Méditations poétiques, 1820)

L'automne
Salut ! bois couronnés d'un reste de verdure !
Feuillages jaunissants sur les gazons épars !
Salut, derniers beaux jours ! Le deuil de la nature
Convient à la douleur et plaît à mes regards !
Je suis d'un pas rêveur le sentier solitaire,
J'aime à revoir encor, pour la dernière fois,
Ce soleil pâlissant, dont la faible lumière
Perce à peine à mes pieds l'obscurité des bois !
Oui, dans ces jours d'automne où la nature expire,
A ses regards voilés, je trouve plus d'attraits,
C'est l'adieu d'un ami, c'est le dernier sourire
Des lèvres que la mort va fermer pour jamais !
Ainsi, prêt à quitter l'horizon de la vie,
Pleurant de mes longs jours l'espoir évanoui,
Je me retourne encore, et d'un regard d'envie
Je contemple ses biens dont je n'ai pas joui !
Terre, soleil, vallons, belle et douce nature,
Je vous dois une larme aux bords de mon tombeau ;
L'air est si parfumé ! la lumière est si pure !
Aux regards d'un mourant le soleil est si beau !
Je voudrais maintenant vider jusqu'à la lie
Ce calice mêlé de nectar et de fiel !
Au fond de cette coupe où je buvais la vie,
Peut-être restait-il une goutte de miel ?
Peut-être l'avenir me gardait-il encore
Un retour de bonheur dont l'espoir est perdu ?
Peut-être dans la foule, une âme que j'ignore
Aurait compris mon âme, et m'aurait répondu ? ...
La fleur tombe en livrant ses parfums au zéphire ;
A la vie, au soleil, ce sont là ses adieux ;
Moi, je meurs; et mon âme, au moment qu'elle expire,
S'exhale comme un son triste et mélodieux.
(Méditations poétiques, 1820)

Les préludes
[...]
L'onde qui baise ce rivage,
De quoi se plaint-elle à ses bords ?
Pourquoi le roseau sur la plage,
Pourquoi le ruisseau sous l'ombrage
Rendent-ils de tristes accords ?
De quoi gémit la tourterelle
Quand, dans le silence des bois,
Seule auprès du ramier fidèle,
L'Amour fait palpiter son aile,
Les baisers étouffent sa voix ?
Et toi, qui mollement te livre
Au doux sourire du bonheur,
Et du regard dont tu m'enivre,
Me fais mourir, me fais revivre,
De quoi te plains-tu sur mon coeur ?
Plus jeune que la jeune aurore,
Plus limpide que ce flot pur,
Ton âme au bonheur vient d'éclore,
Et jamais aucun souffle encore
N'en a terni le vague azur.
Cependant, si ton coeur soupire
De quelque poids mystérieux,
Sur tes traits si la joie expire,
Et si tout près de ton sourire
Brille une larme dans tes yeux,
Hélas ! c'est que notre faiblesse,
Pliant sous sa félicité
Comme un roseau qu'un souffle abaisse,
Donne l'accent de la tristesse
Même au cri de la volupté ;
Ou bien peut-être qu'avertie
De la fuite de nos plaisirs,
L'âme en extase anéantie
Se réveille et sent que la vie
Fuit dans chacun de nos soupirs.
>>>>
(Suite en haut à droite)
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(Suite)
Ah ! laisse le zéphire avide
À leur source arrêter tes pleurs ;
Jouissons de l'heure rapide :
Le temps fuit, mais son flot limpide
Du ciel réfléchit les couleurs.
Tout naît, tout passe, tout arrive
Au terme ignoré de son sort :
À l'Océan l'onde plaintive,
Aux vents la feuille fugitive,
L'aurore au soir, l'homme à la mort.
Mais qu'importe, ô ma bien-aimée !
Le terme incertain de nos jours ?
Pourvu que sur l'onde calmée,
Par une pente parfumée,
Le temps nous entraîne en son cours ;
Pourvu que, durant le passage,
Couché dans tes bras à demi,
Les yeux tournés vers ton image,
Sans le voir, j'aborde au rivage
Comme un voyageur endormi.
Le flot murmurant se retire
Du rivage qu'il a baisé,
La voix de la colombe expire,
Et le voluptueux zéphire
Dort sur le calice épuisé.
Embrassons-nous, mon bien suprême,
Et sans rien reprocher aux dieux,
Un jour de la terre où l'on aime
Évanouissons-nous de même
En un soupir mélodieux. [...]
(Nouvelles méditations
poétiques, 1823) |

La tristesse
L'âme triste est pareille
Au doux ciel de la nuit,
Quand l'astre qui sommeille
De la voûte vermeille
A fait tomber le bruit ;
Plus pure et plus sonore,
On y voit sur ses pas
Mille étoiles éclore,
Qu'à l'éclatante aurore
On n'y soupçonnait pas !
Des îles de lumière
Plus brillante qu'ici,
Et des mondes derrière,
Et des flots de poussière
Qui sont mondes aussi !
On entend dans l'espace
Les choeurs mystérieux
Ou du ciel qui rend grâce,
Ou de l'ange qui passe,
Ou de l'homme pieux !
>>>>
(Suite en haut à droite) |
(Suite)
Et pures
étincelles
De nos âmes de feu,
Les prières mortelles
Sur leurs brûlantes ailes
Nous soulèvent un peu !
Tristesse qui m'inonde,
Coule donc de mes yeux,
Coule comme cette onde
Où la terre féconde
Voit un présent des cieux !
Et n'accuse point l'heure
Qui te ramène à Dieu !
Soit qu'il naisse ou qu'il meure,
Il faut que l'homme pleure
Ou l'exil, ou l'adieu !
(Harmonies poétiques et religieuses, 1830)
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Le réveil d'Hélios
Le Jeune Homme divin, nourrisson de Délos,
Dans sa khlamyde d'or quitte l'azur des flots ;
De leurs baisers d'argent son épaule étincelle
Et sur ses pieds légers l'onde amère ruisselle.
A l'essieu plein de force il attache soudain
La roue à jantes d'or, à sept rayons d'airain.
Les moyeux sont d'argent, aussi bien que le siège.
Le Dieu soumet au joug quatre étalons de neige,
Qui, rebelles au frein, mais au timon liés,
Hérissés, écumants, sur leurs jarrets ployés,
Hennissent vers les cieux, de leurs naseaux splendides.
Mais, du quadruple effort de ses rênes solides,
Le fils d'Hypérion courbe leurs cols nerveux ;
Et le vent de la mer agite ses cheveux,
Et Séléné pâlit, et les Heures divines
Font descendre l'Aurore aux lointaines collines.
Le Dieu s'écrie ! Il part, et dans l'ampleur du ciel
Il pousse, étincelant, le quadrige immortel.
L'air sonore s'emplit de flamme et d'harmonie ;
L'Océan qui palpite, en sa plainte infinie,
Pour saluer le Dieu murmure un chant plus doux ;
Et, semblable à la vierge en face de l'époux,
La Terre, au bord brumeux des ondes apaisées,
S'éveille en rougissant sur son lit de rosées.
(Poèmes antiques, 1852)

Les damnés
La terre était immense, et la nue était morne ;
Et j'étais comme un mort en ma tombe enfermé,
Et j'entendais gémir dans l'espace sans borne
Ceux dont le coeur saigna pour avoir trop aimé :
Femmes, adolescents, hommes, vierges pâlies,
Nés aux siècles anciens, enfants des jours nouveaux,
Qui, rongés de désirs et de mélancolies,
Se dressaient devant moi du fond de leurs tombeaux.
Plus nombreux que les flots amoncelés aux grèves,
Dans un noir tourbillon de haine et de douleurs,
Tous ces suppliciés des impossibles rêves
Roulaient, comme la mer, les yeux brûlés de pleurs.
Et sombre, le front nu, les ailes flamboyantes,
Les flagellant encor de désirs furieux,
Derrière le troupeau des âmes défaillantes
Volait le vieil Amour, le premier né des dieux.
De leur plainte irritant la lugubre harmonie,
Lui-même consumé du mal qu'il fait subir,
Il chassait, à travers l'étendue infinie,
Ceux qui sachant aimer n'en ont point su mourir.
Et moi, je me levais de ma tombe glacée,
Un souffle au milieu d'eux m'emportait sans retour ;
Et j'allais, me mêlant à la course insensée,
Aux lamentations des damnés de l'amour.
Ô morts livrés aux fouets des tardives déesses,
Ô Titans enchaînés dans l'Érèbe éternel,
Heureux ! vous ignoriez ces affreuses détresses,
Et vous n'aviez perdu que la terre et le ciel !
(Poèmes barbares, 1862)

Mille ans après
L'âpre rugissement de la mer pleine d'ombres,
Cette nuit-là, grondait au fond des gorges noires,
Et tout échevelés, comme des spectres sombres,
De grands brouillards couraient le long des promontoires.
Le vent hurleur rompait en convulsives masses
Et sur les pics aigus éventrait les ténèbres,
Ivre, emportant par bonds dans les lames voraces
Les bandes de taureaux aux beuglements funèbres.
Semblable à quelque monstre énorme, épileptique,
Dont le poil se hérisse et dont la bave fume,
La montagne, debout dans le ciel frénétique,
Geignait affreusement, le ventre blanc d'écume.
Et j'écoutais, ravi, ces voix désespérées.
Vos divines chansons vibraient dans l'air sonore,
Ô jeunesse, ô désirs, ô visions sacrées,
Comme un chœur de clairons éclatant à l'aurore !
Hors du gouffre infernal, sans y rien laisser d'elle,
Parmi ces cris et ces angoisses et ces fièvres,
Mon âme en palpitant s'envolait d'un coup d'aile
Vers ton sourire, ô gloire ! et votre arome, ô lèvres !
La nuit terrible, avec sa formidable bouche,
Disait : - La vie est douce ; ouvre ses portes closes ! -
Et le vent me disait de son râle farouche :
- Adore ! Absorbe-toi dans la beauté des choses ! -
Voici qu'après mille ans, seul, à travers les âges,
Je retourne, ô terreur ! à ces heures joyeuses,
Et je n'entends plus rien que les sanglots sauvages
Et l'écroulement sourd des ombres furieuses.
(Poèmes barbares, 1862)

A un poète mort
Toi dont les yeux erraient, altérés de lumière,
De la couleur divine au contour immortel
Et de la chair vivante à la splendeur du ciel,
Dors en paix dans la nuit qui scelle ta paupière.
Voir, entendre, sentir ? Vent, fumée et poussière.
Aimer ? La coupe d'or ne contient que du fiel.
Comme un Dieu plein d'ennui qui déserte l'autel,
Rentre et disperse-toi dans l'immense matière.
Sur ton muet sépulcre et tes os consumés
Qu'un autre verse ou non les pleurs accoutumés,
Que ton siècle banal t'oublie ou te renomme ;
Moi, je t'envie, au fond du tombeau calme et noir,
D'être affranchi de vivre et de ne plus savoir
La honte de penser et l'horreur d'être un homme !
(Poèmes tragiques, 1884)

Funérailles
Plus pur que l'air nocturne où l'or bleu s'éblouit
Plus pur que le désir suscité par les astres
Un coeur de marbre qu'un lent souffle épanouit
Éclôt d'une colonne où l'or des astres luit.
Fleur ! ô les coeurs d'acanthe aux cous blancs des pilastres !
Les souvenirs de l'être et du jour et du bruit
Se perdent, vieux voiles oubliés par leur âme.
Le coeur, rose de glace aux doigts d'Elle, réclame
Le crêpe en lourds flots noirs des longs deuils de la nuit.
Il se meurt d'une envie éternelle et tranquille.
Sa vision descend dans l'hiver immobile,
Descend, neige et l'ensevelit de lins ailés.
Extase qui revient des étoiles heureuses
Suivre dans les déserts vers les lieux révélés
Le silence mortel mené par les pleureuses.
(Astarté, 1893)

La pluie
La pluie fine a mouillé toutes choses, très doucement, et en
silence. Il pleut encore un peu. Je vais sortir sous les arbres.
Pieds nus, pour ne pas tacher mes chaussures.
La pluie au printemps est délicieuse. Les branches chargées
de fleurs mouillées ont un parfum qui m'étourdit. On voit briller
au soleil la peau délicate des écorces.
Hélas ! que de fleurs sur la terre ! Ayez pitié des fleurs
tombées. Il ne faut pas les balayer et les mêler dans la boue ;
mais les conserver aux abeilles.
Les scarabées et les limaces traversent le chemin entre les
flaques d'eau ; je ne veux pas marcher sur eux, ni effrayer ce
lézard doré qui s'étire et cligne des paupières.
(Les Chansons de Bilitis, 1894)

La chevelure
Il m'a dit: «Cette nuit, j'ai rêvé.
J'avais ta chevelure autour de mon cou.
J'avais tes cheveux comme un collier noir
Autour de ma nuque et sur ma poitrine.
Je les caressais, et c'étaient les miens;
Et nous étions liés pour toujours ainsi,
Par la même chevelure, la bouche sur la bouche,
Ainsi que deux lauriers n'ont souvent qu'une racine.
Et peu à peu, il m'a semblé.
Tant nos membres étaient confondus,
Que je devenais toi-même,
Ou que tu entrais en moi comme mon songe.»
Quand il eut achevé,
Il mit doucement ses mains sur mes épaules,
Et il me regarda d'un regard si tendre,
Que je baissai les yeux avec un frisson.
(Les Chansons de Bilitis, 1894)
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