










| |
Les martyrs
L'Horreur et le Dégoût lui bavaient leur poison
Quand la Vieille emmenait sa Manon toute pâle,
Car, un instant après, derrière la cloison,
Il entendait deux voix suffoquer dans un râle.
«Ainsi donc ! grinçait-il, le voilà ton destin :
Jusqu'à ce que la mort t'arrache au dispensaire,
Tu pourriras ton coeur dans l'ennui libertin
Et tu vendras ton corps attendu par l'ulcère !
Et moi, j'irais toujours, sans trêve à mes tourments,
Cogner ma jalousie à ton peuple d'amants !
Non! je hais ta jeunesse et je maudis tes charmes!»
– Mais il avait pitié de ses pauvres amours
Quand il voyait entrer par la porte cri velours
Une apparition ruisselante de larmes.
(Les névroses, 1883)

A l'inaccessible
Argile toujours vierge, inburinable airain,
Magicien masqué plus tyran que la femme,
Art ! Terrible envoûteur qui martyrise l'âme,
Railleur mystérieux de l'esprit pèlerin !
Il n'est pas de poète insoumis à ton frein
Et tous ceux dont la gloire ici-bas te proclame
Savent que ton autel épuisera leur flamme
Et qu'ils récolteront ton mépris souverain.
Rageuse inquiétude et patience blême
Usent leurs ongles d'or à fouiller ton problème ;
L'homme évoque pourtant ton mirage moqueur ;
Longuement il te cherche et te poursuit sans trêve,
Abîme où s'engloutit la tendresse du coeur,
Zénith où cogne en vain l'avidité du rêve !
(Les névroses, 1883)

La biche
La biche brame au clair de lune
Et pleure à se fondre les yeux :
Son petit faon délicieux
A disparu dans la nuit brune.
Pour raconter son infortune
A la forêt de ses aïeux,
La biche brame au clair de lune
Et pleure à se fondre les yeux.
Mais aucune réponse, aucune,
A ses longs appels anxieux !
Et le cou tendu vers les cieux,
Folle d'amour et de rancune,
La biche brame au clair de lune.
(Les névroses, 1891)

Fin d'hiver
Par ce temps si bénin, après tant de froidure,
Dans les grands terrains gris, sur les coteaux chenus,
On a l'impression parmi ces arbres nus
D'un très beau jour d'été sans fleurs et sans verdure.
Les pieds ne glissent plus sur la terre moins dure
Où les feux du soleil, presque tous revenus,
Allument cailloux, rocs, sable et gazons menus.
Dans l'atmosphère souffle un vent tiède qui dure.
Et çà et là - près d'un marais,
D'un taillis, d'un pacage, auprès
D'un ruisseau bordé de vieux aunes,
Le printemps s'annonce à vos yeux
Avec le vol silencieux
De beaux petits papillons jaunes.
(Paysages et paysans, 1899)

Les infinis
Vertigineux géant du désert qu'il écrase,
La tête dans l'azur et le pied dans la mer,
Le mont découpe, ardent, sous le dôme de l'air,
Son farouche horizon de chaos en extase.
Le vide où, par instants, des vents de feu circulent,
Tend son gouffre comblé par son rutilement ;
L'onde et la nue, ayant même bleuissement,
Face à face vibrants, s'éblouissent et brûlent.
Là, ce que la Nature a de plus éternel :
L'Espace, l'Océan, la Montagne, le Ciel,
Souffre pompeusement la lumière embrasée :
Puis, la Nuit vient, gazant sous ses voiles bénis
La Lune, spectre errant de ces quatre infinis
Qui boivent les soupirs de son âme glacée.
(Paysages et paysans, 1899)

Ô Fontaine
Bellerie,
Belle fontaine chérie
De nos Nymphes, quand ton eau
Les cache au creux de ta source,
Fuyantes le Satyreau,
Qui les pourchasse à la course
Jusqu'au bord de ton ruisseau,
Tu es la Nymphe éternelle
De ma terre paternelle :
Pource en ce pré verdelet
Vois ton Poète qui t'orne
D'un petit chevreau de lait,
A qui l'une et l'autre corne
Sortent du front nouvelet.
L'Été je dors ou repose
Sur ton herbe, où je compose,
Caché sous tes saules verts,
Je ne sais quoi, qui ta gloire
Enverra par l'univers,
Commandant à la Mémoire
Que tu vives par mes vers.
L'ardeur de la Canicule
Ton vert rivage ne brûle,
Tellement qu'en toutes parts
Ton ombre est épaisse et drue
Aux pasteurs venant des parcs,
Aux boeufs las de la charrue,
Et au bestial épars.
Iô ! tu seras sans cesse
Des fontaines la princesse,
Moi célébrant le conduit
Du rocher percé, qui darde
Avec un enroué bruit
L'eau de ta source jasarde
Qui trépillante se suit.
(Odes, 1550)

A
Cassandre
Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avait déclose
Sa robe de pourpre au Soleil,
A point perdu ceste vêprée
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vôtre pareil.
Las ! voyez comme en peu d'espace,
Mignonne, elle a dessus la place
Las ! las ses beautés laissé choir !
Ô vraiment marâtre Nature,
Puisqu'une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !
Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que votre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez vôtre jeunesse :
Comme à cette fleur la vieillesse
Fera ternir votre beauté.
(Odes, 1550)

Ange divin, qui mes plaies embaume,
Le truchement et le héraut des dieux,
De quelle porte es-tu coulé des cieux,
Pour soulager les peines de mon âme ?
Toi, quand la nuit par le penser m'enflamme,
Ayant pitié de mon mal soucieux,
Ore en mes bras, ore devant mes yeux,
Tu fais nager l'idole de ma Dame.
Demeure, Songe, arrête encore un peu !
Trompeur, attends que je me sois repu
De ce beau sein dont l'appétit me ronge,
Et de ces flancs qui me font trépasser :
Sinon d'effet, souffre au moins que par songe
Toute une nuit je les puisse embrasser.
(Premier livre des Amours, 1552)

Marie, vous avez la joue aussi vermeille
Qu'une rose de mai, vous avez les cheveux
De couleur de châtaigne, entrefrisés de noeuds,
Gentement tortillés tout autour de l'oreille.
Quand vous étiez petite, une mignarde abeille
Dans vos lèvres forma son doux miel savoureux,
Amour laissa ses traits dans vos yeux rigoureux,
Pithon vous fit la voix à nulle autre pareille.
Vous avez les tétins comme deux monts de lait,
Qui pommellent ainsi qu'au printemps nouvelet
Pommellent deux boutons que leur châsse environne.
De Junon sont vos bras, des Grâces votre sein,
Vous avez de l'Aurore et le front, et la main,
Mais vous avez le coeur d'une fière lionne.
(Second livre des Amours, 1555)

Madrigal
Si c'est aimer, Madame, et de jour, et de nuit
Rêver, songer, penser le moyen de vous plaire,
Oublier toute chose, et ne vouloir rien faire
Qu'adorer et servir la beauté qui me nuit :
Si c'est aimer que de suivre un bonheur qui me fuit,
De me perdre moi même et d'être solitaire,
Souffrir beaucoup de mal, beaucoup craindre et me taire,
Pleurer, crier merci, et m'en voir éconduit :
Si c'est aimer que de vivre en vous plus qu'en moi même,
Cacher d'un front joyeux, une langueur extrême,
Sentir au fond de l'âme un combat inégal,
Chaud, froid, comme la fièvre amoureuse me traite :
Honteux, parlant à vous de confesser mon mal !
Si cela est aimer : furieux je vous aime :
Je vous aime et sait bien que mon mal est fatal :
Le coeur le dit assez, mais la langue est muette.
(Sonnets pour Hélène, 1578)

Je n'ai plus
que les os, un squelette je semble,
Décharné, dénervé, démusclé, dépulpé,
Que le trait de la mort sans pardon a frappé,
Je n'ose voir mes bras que de peur je ne tremble.
Apollon et son fils, deux grands maîtres ensemble,
Ne me sauraient guérir, leur métier m'a trompé ;
Adieu, plaisant Soleil, mon oeil est étoupé,
Mon corps s'en va descendre où tout se désassemble.
Quel ami me voyant en ce point dépouillé
Ne remporte au logis un oeil triste et mouillé,
Me consolant au lit et me baisant le face,
En essuyant mes yeux par la mort endormis ?
Adieu, chers compagnons, adieu, mes chers amis,
Je m'en vais le premier vous préparer la place.
(Dernier vers, 1586)

Le Petit Chat
C'est un petit chat noir effronté comme un page,
Je le laisse jouer sur ma table souvent.
Quelquefois il s'assied sans faire de tapage,
On dirait un joli presse-papier vivant.
Rien en lui, pas un poil de son velours ne bouge ;
Longtemps, il reste là, noir sur un feuillet blanc,
A ces minets tirant leur langue de drap rouge,
Qu'on fait pour essuyer les plumes, ressemblant.
Quand il s'amuse, il est extrêmement comique,
Pataud et gracieux, tel un ourson drôlet.
Souvent je m'accroupis pour suivre sa mimique
Quand on met devant lui la soucoupe de lait.
Tout d'abord de son nez délicat il le flaire,
La frôle, puis, à coups de langue très petits,
Il le happe ; et dès lors il est à son affaire
Et l'on entend, pendant qu'il boit, un clapotis.
Il boit, bougeant la queue et sans faire une pause,
Et ne relève enfin son joli museau plat
Que lorsqu'il a passé sa langue rêche et rose
Partout, bien proprement débarbouillé le plat.
Alors il se pourlèche un moment les moustaches,
Avec l'air étonné d'avoir déjà fini.
Et comme il s'aperçoit qu'il s'est fait quelques taches,
Il se lisse à nouveau, lustre son poil terni.
Ses yeux jaunes et bleus sont comme deux agates ;
Il les ferme à demi, parfois, en reniflant,
Se renverse, ayant pris son museau dans ses pattes,
Avec des airs de tigre étendu sur le flanc.
(Les musardises, 1889-90)

Le mendiant fleuri
Il n'est pas du pays. D'où peut-il être ?... d'où ?
On ne sait pas. C'est un mystérieux bonhomme.
Sur le bord du chemin parfois il fait un somme.
Il porte un vieux chapeau qui paraît être, comme
Ceux que portent les champignons, en amadou.
Eut-il un nom ? Lequel ? On l'ignore. On le nomme
Le Mendiant Fleuri. C'est tout.
Il a cette folie, il a cette jolie
Folie : il se fleurit. Il se déguise en Mai.
Son chapeau d'amadou porte un phlox pour plumet.
Dès qu'il découvre un trou dans sa veste, il y met
Du lilas, un pavot. Si c'est une folie,
Cet affreux vagabond des routes se permet
La même que vous, Ophélie !
Cet homme a des crocus aux plis de ses lambeaux
Comme les champs en ont aux creux de leurs ornières ;
A ses poches il a des touffes printanières
Comme les bois en ont aux seuils de leurs tanières.
Au lieu des vieux boutons de corne, il a, plus beaux,
Des boutons d'or. Au lieu des pailles coutumières,
Il a du thym dans ses sabots.
Il reprise sa cape en ajonc qui s'accroche ;
Reborde un vieux revers avec des serpolets ;
Pique de la tremblette aux fentes des ourlets ;
Enrichit de bleuets roses et violets
Sa pauvre barbe dont le chanvre s'effiloche ;
Puis, fume, luxueux, parmi tous ces bleuets,
Une pipe d'aristoloche !
Qu'il est beau quand il va de maison en maison,
Chamarré d'herbe aux gueux, d'airelle et d'espargoute !
La flore du moment sur lui frissonne toute.
Qu'il est beau quand il passe, en fleurs, et qu'il s'ajoute,
Comme un calendrier vivant, à l'horizon !
De sorte qu'il suffit de le voir sur la route
Pour savoir qu'elle est la saison !
Il réussit parfois des toilettes charmantes.
Je lui connus un col d'aspérule, un camail
De scabieuse ayant un chardon pour fermail.
Qu'il est beau quand il va de portail en portail,
Et que, chargé de coquelourdes et de menthes,
On le voit, rouge et vert comme un saint de vitrail,
Passer dans les herbes fumantes !
Ô bizarre bonhomme, ô vagabond falot,
Misère dont toujours embaumait le passage,
Vieillesse où le muguet attachait un grelot,
Ô Mendiant Fleuri, gueux parfumé, fou, sage !
Brave pauvre, qui, loin d'être un pauvre honteux,
Marques la déchirure, avec une jonquille,
On t'est reconnaissant, presque, d'être boiteux,
Tant la guirlande est belle autour de ta béquille !
Cynique éblouissant, héroïque et finaud,
Je ne saurais assez préférer, quand j'y pense,
Tes courageuses fleurs au facile tonneau,
Diogène charmant de nos routes de France !
Inconscient donneur d'une grande leçon,
Merci, fou gracieux, poète et philosophe,
D'oser, sous le soleil, enseigner la façon
D'accommoder de fleurs les restes de l'étoffe !
Il nous apprend, ton humble et rustique talent,
Ce qu'on peut faire avec quelques fleurs, quelques-unes !
Alors pourquoi traîner sa vie en étalant
Des misères, des trous, des tares, des lacunes ?
Pourquoi ne pas avoir un iris au chapeau
Qu'on tend vers le passant - ou qu'on tend vers la gloire ?
Ah ! Mendiant Fleuri, quand rentre le troupeau,
Ils font bien, les bergers, de te verser à boire !
Que ton moyen me plaît ! Tous mes accrocs d'hier
Vont aujourd'hui, du moins, servir à quelque chose.
Si tu fais le faraud, moi, je ferai le fier.
Ton gilet a son lys ? Mon coeur aura sa rose !
J'ai compris qu'il ne faut, qu'on ne peut, qu'on ne doit
Présenter au prochain nulle image cruelle,
Puisqu'on n'a qu'à rouvrir sa blessure du doigt
Pour y mettre la fleur qui va la rendre belle !
Bonhomme, j'ai compris qu'il faut être coquet
De sa blessure, au lieu d'en être malade.
Et que même, parfois, pour y mettre un bouquet,
Il convient d'élargir la simple estafilade.
On n'a plus peur de rien lorsqu'on prend ce parti :
Et l'on acquiert bientôt la grâce, et la manière
D'être reconnaissant au buisson qui, gentil,
Pour la fleur qu'il vous tend, vous fait la boutonnière !
Dès qu'on est décousu par un poignard nouveau,
Il faut en profiter pour se fleurir encore !
Plus on est malheureux, plus on doit être beau !
Faisons tous nos malheurs en corolles éclore !
Servons-nous du malheur. - Un jour, un jardinier
M'a dit cette parole ingénue et profonde :
"Si Job avait planté des fleurs sur son fumier,
Il aurait eu les fleurs les plus belles du monde !"
(Les musardises, 1889-90)

Cyrano : Tirade des nez
Ah ! non !
c'est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire. . .Oh ! Dieu !. . .bien des choses en somme. . .
En variant le ton,--par exemple, tenez :
Agressif : "Moi, monsieur, si j'avais un tel nez
Il faudrait sur-le-champ que je me l'amputasse !"
Amical : "Mais il doit tremper dans votre tasse !
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap !"
Descriptif : "C'est un roc !. . .c'est un pic !. . .c'est un cap !
Que dis-je, c'est un cap ?. . .C'est une péninsule !"
Curieux : "De quoi sert cette oblongue capsule ?
D'écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux ?"
Gracieux : "Aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leur petites pattes ?"
Truculent : "Ça, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu'un voisin ne crie au feu de cheminée ?"
Prévenant : "Gardez-vous, votre tête entraînée
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol !"
Tendre : "Faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane !"
Pédant : "L'animal seul, monsieur, qu'Aristophane
Appelle Hippocampelephantocamélos
Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d'os !"
Cavalier : 'Quoi, l'ami, ce croc est à la mode ?
Pour pendre son chapeau, c'est vraiment très commode !'
Emphatique : "Aucun vent ne peut, nez magistral,
T'enrhumer tout entier, excepté le mistral !"
Dramatique : "C'est la Mer Rouge quand il saigne !"
Admiratif : "Pour un parfumeur, quelle enseigne !"
Lyrique : "Est-ce une conque, êtes-vous un triton ?"
Naïf : "Ce monument, quand le visite-t-on ?"
Respectueux : "Souffrez, monsieur, qu'on vous salue,
C'est là ce qui s'appelle avoir pignon sur rue !"
Campagnard : "Hé, ardé ! C'est-y un nez ? Nanain !
C'est queuqu'navet géant ou ben queuqu'melon nain !"
Militaire : "Pointez contre cavalerie !"
Pratique : "Voulez-vous le mettre en loterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot !"
Enfin, parodiant Pyrame en un sanglot :
"Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître
A détruit l'harmonie ! Il en rougit, le traître !"
--Voilà ce qu'à peu près, mon cher, vous m'auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d'esprit :
Mais d'esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n'en eûtes jamais un atome, et de lettres
Vous n'avez que les trois qui forment le mot : sot !
Eussiez-vous eu, d'ailleurs, l'invention qu'il faut
Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,
Me servir toutes ces folles plaisanteries,
Que vous n'en eussiez pas articulé le quart
De la moitié du commencement d'une, car
Je me les sers moi-même, avec assez de verve,
Mais je ne permets pas qu'un autre me les serve.
(Cyrano de Bergerac, Acte I, Scène IV, 1897)

Hymne au soleil
Je t'adore, Soleil ! ô toi dont la lumière,
Pour bénir chaque front et mûrir chaque miel,
Entrant dans chaque fleur et dans chaque chaumière,
Se divise et demeure entière
Ainsi que l'amour maternel !
Je te chante, et tu peux m'accepter pour ton prêtre,
Toi qui viens dans la cuve où trempe un savon bleu
Et qui choisis, souvent, quand tu veux disparaître,
L'humble vitre d'une fenêtre
Pour lancer ton dernier adieu !
Tu fais tourner les tournesols du presbytère,
Luire le frère d'or que j'ai sur le clocher,
Et quand, par les tilleuls, tu viens avec mystère,
Tu fais bouger des ronds par terre
Si beaux qu'on n'ose plus marcher !
Gloire à toi sur les prés! Gloire à toi dans les vignes !
Sois béni parmi l'herbe et contre les portails !
Dans les yeux des lézards et sur l'aile des cygnes !
Ô toi qui fais les grandes lignes
Et qui fais les petits détails!
C'est toi qui, découpant la soeur jumelle et sombre
Qui se couche et s'allonge au pied de ce qui luit,
De tout ce qui nous charme as su doubler le nombre,
A chaque objet donnant une ombre
Souvent plus charmante que lui !
Je t'adore, Soleil ! Tu mets dans l'air des roses,
Des flammes dans la source, un dieu dans le buisson !
Tu prends un arbre obscur et tu l'apothéoses !
Ô Soleil ! toi sans qui les choses
Ne seraient que ce qu'elles sont !
(Chantecler, 1910)

A Ronsard
A toi, Ronsard, à toi, qu'un sort injurieux
Depuis deux siècles livre aux mépris de l'histoire,
J'élève de mes mains l'autel expiatoire
Qui te purifiera d'un arrêt odieux.
Non que j'espère encore, au trône radieux
D'où jadis tu régnais, replacer ta mémoire ;
Tu ne peux de si bas remonter à la gloire ;
Vulcain impunément ne tomba point des cieux.
Mais qu'un peu de pitié console enfin tes mânes ;
Que, déchiré longtemps par des rires profanes,
Ton nom, d'abord fameux, recouvre un peu d'honneur ;
Qu'on dise : il osa trop, mais l'audace était belle ;
Il lassa sans la vaincre une langue rebelle,
Et de moins grands, depuis, eurent plus de bonheur.
(Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, 1829)

Premier amour
Printemps, que me veux-tu ? pourquoi ce doux sourire,
Ces fleurs dans tes cheveux et ces boutons naissants ?
Pourquoi dans les bosquets cette voix qui soupire,
Et du soleil d'avril ces rayons caressants ?
Printemps si beau, ta vue attriste ma jeunesse ;
De biens évanouis tu parles à mon coeur ;
Et d'un bonheur prochain ta riante promesse
M'apporte un long regret de mon premier bonheur.
Un seul être pour moi remplissait la nature ;
En ses yeux je puisais la vie et l'avenir ;
Au souffle harmonieux de sa voix calme et pure,
Vers un plus frais matin je croyais rajeunir.
Ô combien je l'aimais ! et c'était en silence !
De son front virginal arrosé de pudeur,
De sa bouche où nageait tant d'heureuse indolence,
Mon souffle aurait terni l'éclatante candeur.
Par instants j'espérais. Bonne autant qu'ingénue,
Elle me consolait du sort trop inhumain ;
Je l'avais vue un jour rougir à ma venue,
Et sa main par hasard avait touché ma main.
(Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, 1829)

Mon âme est ce lac même où le soleil qui penche,
Par un beau soir d'automne, envoie un feu mourant :
Le flot frissonne à peine, et pas une aile blanche,
Pas une rame au loin n'y joue en l'effleurant.
Tout dort, tout est tranquille, et le cristal limpide,
En se refroidissant à l'air glacé des nuits,
Sans écho, sans soupir, sans un pli qui le ride,
Semble un miroir tout fait pour les pâles ennuis.
Mais ne sentez-vous pas, Madame, à son silence,
A ses flots transparents de lui-même oubliés,
A sa calme étendue où rien ne se balance,
Le bonheur qu'il éprouve à se taire à vos pieds,
À réfléchir en paix de bien-aimé rivage,
A le peindre plus pur en ne s'y mêlant pas,
A ne rien perdre en soi de la divine image
De Celle dont sans bruit il recueille les pas ?
(Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, 1829)

Sonnet
Quand l'avenir pour moi n'a pas une espérance,
Quand pour moi le passé n'a pas un souvenir,
Où puisse, dans son vol qu'elle a peine à finir,
Un instant se poser mon âme en défaillance ;
Quand un jour pur jamais n'a lui sur mon enfance,
Et qu'à vingt ans ont fui, pour ne plus revenir,
L'Amour aux ailes d'or, que je croyais tenir,
Et la Gloire emportant les hymnes de la France ;
Quand ma Pauvreté seule, au sortir du berceau,
M'a pour toujours marqué de son terrible sceau,
Qu'elle a brisé mes voeux, enchaîné ma jeunesse,
Pourquoi ne pas mourir ? de ce monde trompeur
Pourquoi ne pas sortir sans colère et sans peur,
Comme on laisse un ami qui tient mal sa promesse.
(Le livre d'amour, 1843)
|