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Superbes monuments de l'orgueil des humains,
Pyramides, tombeaux dont la vaine structure
A témoigné que l'art, par l'adresse des mains
Et l'assidu travail, peut vaincre la nature :
Vieux palais ruinés, chefs-d'oeuvre des Romains
Et les derniers efforts de leur architecture,
Colisée, où souvent ces peuples inhumains
De s'entr'assassiner se donnaient tablature :
Par l'injure des ans vous êtes abolis,
Ou du moins, la plupart, vous êtes démolis ;
Il n'est point de ciment que le temps ne dissoude.
Si vos marbres si durs ont senti son pouvoir,
Dois-je trouver mauvais qu'un méchant pourpoint noir,
Qui m'a duré deux ans, soit percé par le coude ?

Hélas ! elle s'en va : je ne la verrai plus ;
A ma juste douleur il faut bien que je cède.
Que les regrets sont superflus
Dans les maux dont la mort est l'unique remède !
Après un tel malheur
Si j'aimais encore la vie,
Que dirait mon amour ? que dirait ma douleur ?
Et que dirait Sylvie ?
Ses yeux, doux et flatteurs et jamais courroucés,
Me faisaient dans mes fers trouver mille délices.
Pour des plaisirs si tôt passés,
Faut-il donc que mon coeur souffre tant de supplices ?
Mais bien tôt, la douleur
D'être loin des yeux de Sylvie
Va finir mon amour, va finir mon malheur
En finissant ma vie.

Quand je vous dis que vos yeux m'ont brûlé,
Vous faites l'offensée ;
Quand je vous cache ma pensée,
Vous m'appelez dissimulé !
Hélas ! que dois-je faire ?
Si je parle, vous vous fâchez,
Et si je me veux taire,
Vous me le reprochez.
Si vous traitez d'une égale rigueur
Ma plainte et mon silence,
Belle Philis, tout vous offense,
Rien ne peut fléchir votre coeur.
Hélas ! quelle infortune !
Quand je parle et quand je me tais,
Sans cesse j'importune
Et jamais je ne plais.

Je vous aimais : vous me l'aviez permis ;
J'espérais d'être aimé : vous me l'aviez promis.
Mais, hélas ! belle Iris, je vois bien le contraire ;
Je n'ose en murmurer
De peur de vous déplaire ;
Mais il m'est permis d'expirer,
S'il m'est ordonné de me taire.
Dedans vos fers, charmé de vos appas,
Je souffrais mes tourments et ne m'en plaignais pas ;
Vous feigniez de m'aimer, je vous aimais sans feindre ;
Vous m'avez fait souffrir
Les maux les plus à craindre ;
Mais il m'est permis de mourir,
S'il m'est défendu de me plaindre.

Épitaphe
Celui qui ci maintenant dort
Fit plus de pitié que d'envie,
Et souffrit mille fois la mort
Avant que de perdre la vie.
Passant, ne fais ici de bruit,
Prends garde qu'aucun ne l'éveille ;
Car voici la première nuit
Que le pauvre Scarron sommeille.

Le vase brisé
Le vase où
meurt cette verveine
D'un coup d'éventail fut fêlé ;
Le coup dut effleurer à peine :
Aucun bruit ne l'a révélé.
Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D'une marche invisible et sûre
En a fait lentement le tour.
Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s'est épuisé ;
Personne encore ne s'en doute ;
N'y touchez pas, il est brisé.
Souvent aussi la main qu'on aime,
Effleurant le coeur, le meurtrit ;
Puis le coeur se fend de lui-même,
La fleur de son amour périt ;
Toujours intact aux yeux du monde,
Il sent croître et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde ;
Il est brisé, n'y touchez pas.
(Stances et poèmes, 1865)

Hora prima
J'ai salué le jour dès avant mon réveil ;
Il colorait déjà ma pesante paupière,
Et je dormais encor, mais sa rougeur première
A visité mon âme à travers le sommeil.
Pendant que je gisais immobile, pareil
Aux morts sereins sculptés sur les tombeaux de pierre,
Sous mon front se levaient des pensers de lumière,
Et, sans ouvrir les yeux, j'étais plein de soleil.
Le frais et pur salut des oiseaux à l'aurore,
Confusément perçu, rendait mon coeur sonore,
Et j'étais embaumé d'invisibles lilas.
Hors du néant, mais loin des secousses du monde,
Un moment j'ai connu cette douceur profonde
De vivre sans dormir tout en ne veillant pas.
(Les épreuves, 1866)

Dernière solitude
Dans cette mascarade immense des vivants
Nul ne parle à son gré ni ne marche à sa guise ;
Faite pour révéler, la parole déguise,
Et la face n'est plus qu'un masque aux traits savants.
Mais vient l'heure où le corps, infidèle ministre,
Ne prête plus son geste à l'âme éparse au loin,
Et, tombant tout à coup dans un repos sinistre,
Cesse d'être complice et demeure témoin.
Alors l'obscur essaim des arrière-pensées,
Qu'avait su refouler la force du vouloir,
Se lève et plane au front comme un nuage noir
Où gît le vrai motif des oeuvres commencées ;
Le coeur monte au visage, où les plis anxieux
Ne se confondent plus aux lignes du sourire ;
Le regard ne peut plus faire mentir les yeux,
Et ce qu'on n'a pas dit vient aux lèvres s'écrire.
C'est l'heure des aveux. Le cadavre ingénu
Garde du souffle absent une empreinte suprême,
Et l'homme, malgré lui redevenant lui-même,
Devient un étranger pour ceux qui l'ont connu.
Le rire des plus gais se détend et s'attriste,
Les plus graves parfois prennent des traits riants ;
Chacun meurt comme il est, sincère à l'improviste :
C'est la candeur des morts qui les rend effrayants.
(Les solitudes, 1869)

Le temps perdu
Si peu d'oeuvres pour tant de fatigue et d'ennui !
De stériles soucis notre journée est pleine :
Leur meute sans pitié nous chasse à perdre haleine,
Nous pousse, nous dévore, et l'heure utile a fui...
"Demain ! J'irai demain voir ce pauvre chez lui,
"Demain je reprendrai ce livre ouvert à peine,
"Demain je te dirai, mon âme, où je te mène,
"Demain je serai juste et fort... pas aujourd'hui."
Aujourd'hui, que de soins, de pas et de visites !
Oh ! L'implacable essaim des devoirs parasites
Qui pullulent autour de nos tasses de thé !
Ainsi chôment le coeur, la pensée et le livre,
Et, pendant qu'on se tue à différer de vivre,
Le vrai devoir dans l'ombre attend la volonté.
(Les vaines tendresses, 1875)

L'automne
L'azur n'est plus égal comme un rideau sans pli.
La feuille, à tout moment, tressaille, vole et tombe ;
Au bois, dans les sentiers où le taillis surplombe,
Les taches de soleil, plus larges, ont pâli.
Mais l'oeuvre de la sève est partout accompli :
La grappe autour du cep se colore et se bombe,
Dans le verger la branche au poids des fruits succombe,
Et l'été meurt, content de son devoir rempli.
Dans l'été de ta vie enrichis-en l'automne ;
Ô mortel, sois docile à l'exemple que donne,
Depuis des milliers d'ans, la terre au genre humain ;
Vois : le front, lisse hier, n'est déjà plus sans rides,
Et les cheveux épais seront rares demain :
Fuis la honte et l'horreur de vieillir les mains vides.
(Les vaines tendresses, 1875)

Le pardon
Pour peu que votre image en mon âme renaisse,
Je sens bien que c'est vous que j'aime encor le mieux.
Vous avez désolé l'aube de ma jeunesse,
Je veux pourtant mourir sans oublier vos yeux,
Ni votre voix surtout, sonore et caressante,
Qui pénétrait mon coeur entre toutes les voix,
Et longtemps ma poitrine en restait frémissante
Comme un luth solitaire encore ému des doigts.
Ah ! j'en connais beaucoup dont les lèvres sont belles,
Dont le front est parfait, dont le langage est doux.
Mes amis vous diront que j'ai chanté pour elles,
Ma mère vous dira que j'ai pleuré pour vous.
J'ai pleuré, mais déjà mes larmes sont plus rares ;
Je sanglotais alors, je soupire aujourd'hui ;
Puis bientôt viendra l'âge où les yeux sont avares,
Et ma tristesse un jour ne sera plus qu'ennui.
(Épaves, 1908)

Solitude au
grand coeur encombré par des glaces,
Comment me pourrais-tu donner cette chaleur
Qui te manque et dont le regret nous embarrasse
Et vient nous faire peur?
Va-t'en, nous ne saurions rien faire l'un de l'autre,
Nous pourrions tout au plus échanger nos glaçons
Et rester un moment à les regarder fondre
Sous la sombre chaleur qui consume nos fronts.
(Le Forçat innocent, 1930)

Les yeux lointains
Chers yeux si beaux qui cherchez un visage,
Vous si lointains, cachés par d'autres âges,
Apparaissant et puis disparaissant
Dans la brise et le soleil naissant,
Et d'un léger battement de paupières,
Sous le tonnerre et les célestes pierres
Ah ! protégés de vos cils seulement
Chers yeux livrés aux tristes éléments.
Que voulez-vous de moi, de quelle sorte
Puis-je montrer, derrière mille portes,
Que je suis prêt à vous porter secours,
Moi, qui ne vous regarde qu'avec l'amour.
(Le Forçat innocent, 1930)

L'âme
Puisqu'elle tient parfois dans le bruit de la mer
Ou passe librement par le trou d'une aiguille
Aussi bien qu'elle couvre une haute montagne
Avec son tissu clair,
Puisqu'elle chante ainsi que le garçon, la fille,
Et qu'elle brille au loin aussi bien que tout près,
Tantôt bougie ou bien étoile qui grésille
Toujours sans faire exprès,
Puisqu'elle va de vous à moi, sans être vue,
Et fait en l'air son nid comme sur une plante,
Cherchons-la, sans bouger, dans cette nuit tremblante
Puisque le moindre bruit, tant qu'il dure, la tue.
(Les amis inconnus, 1934)

Nocturne en plein jour
Quand dorment les soleils sous nos humbles manteaux
Dans l'univers obscur qui forme notre corps,
Les nerfs qui voient en nous ce que nos yeux ignorent
Nous précèdent au fond de notre chair plus lente,
Ils peuplent nos lointains de leurs herbes luisantes
Arrachant à la chair de tremblantes aurores.
C'est le monde où l'espace est fait de notre sang.
Des oiseaux teints de rouge et toujours renaissants
Ont du mal à voler près du cœur qui les mène
Et ne peuvent s'en éloigner qu'en périssant
Car c'est en nous que sont les plus cruelles plaines
Où l'on périt de soif près de fausses Fontaines.
Et nous allons ainsi, parmi les autres hommes,
Les uns parlant parfois à l'oreille des autres.
(La fable du monde, 1938)

Fugitive naissance
Où rien n'était qu'un peu de rose habituel
Mais toujours sur le bord du vertige qui ose,
S'agitant tout d'un coup sous l'immobile ciel
Un enfant se forma dans les ombres moroses.
Ses petits poings serrés sur un restant de nuit,
Les yeux clos pour mieux consentir à la lumière,
Nu sous les lances du soleil et sous ses pierres
Il n'a pour bouclier que le duvet des fruits.
Une longue lionne à la langue qui luit
Et s'approche, s'en vient lui lécher la paupière,
Son poil est radieux où des comètes fuient
Sans fin sous le regard pour toujours se refaire.
L'enfant ouvre les yeux, hasarde leurs pinceaux
Sur ce corps frémissant de bête fabuleuse,
Puis rassemblant les rais des rétines peureuses
S'esquive en un sommeil qui l'efface à nouveau.
Et la bête léchant ce vide qui respire
Se fige et tarde à se changer en souvenir.
(Naissances, 1951)

Jalousie
Telle qu'était Diane, alors qu'imprudemment
L'infortuné chasseur la voyait toute nue,
Telle dedans un bain Clorinde s'est tenue,
N'ayant le corps vêtu que d'un moite élément.
Quelque dieu dans ces eaux caché secrètement
A vu tous les appas dont la belle est pourvue,
Mais s'il n'en avait eu seulement que la vue,
Je serais moins jaloux de son contentement.
Le traître, l'insolent, n'étant qu'une eau versée,
L'a baisée en tous lieux, l'a toujours embrassée ;
J'enrage de colère à m'en ressouvenir.
Cependant cet objet dont je suis idolâtre
Après tous ces excès n'a fait pour le punir
Que donner à son onde une couleur d'albâtre.
(Les Plaintes d’Acante, 1633)

Le promenoir des deux amants
Auprès de cette grotte sombre
Où l'on respire un air si doux
L'onde lutte avec les cailloux
Et la lumière avec l'ombre.
Ces flots lassés de l'exercice
Qu'ils ont fait dessus ce gravier
Se reposent dans ce vivier
Où mourut autrefois Narcisse.
C'est un des miroirs où le faune
Vient voir si son teint cramoisi
Depuis que l'Amour l'a saisi
Ne serait point devenu jaune.
L'ombre de cette fleur vermeille
Et celle de ces joncs pendants
Paraissent être là-dedans
Les songes de l'eau qui sommeille.
Les plus aimables influences
Qui rajeunissent l'univers,
Ont relevé ces tapis verts
De fleurs de toutes les nuances.
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(Suite en haut à droite) |
(Suite)
Dans ce
bois ni dans ces montagnes
Jamais chasseur ne vint encor ;
Si quelqu'un y sonne du cor,
C'est Diane avec ses compagnes.
Ce vieux chêne a des marques saintes ;
Sans doute qui le couperait
Le sang chaud en découlerait
Et l'arbre pousserait des plaintes.
Ce rossignol mélancolique
Du souvenir de son malheur
Tâche de charmer sa douleur
Mettant son histoire en musique.
Il reprend sa note première
Pour chanter d'un art sans pareil
Sous ce rameau que le soleil
A doré d'un trait de lumière.
Sur ce frêne deux tourterelles
S'entretiennent de leurs tourments,
Et font les doux appointements
De leurs amoureuses querelles...
(Les Amours de Tristan, 1638)
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L'ambition tancée
Aux rayons du soleil, le paon audacieux,
Cet avril animé, ce firmament volage,
Étale avec orgueil en son riche plumage
Et les fleurs du printemps, et les astres des cieux.
Mais comme il fait le vain sous cet arc gracieux
Qui nous forme d'Iris une nouvelle image,
Il rabat tout à coup sa plume et son courage
Sitôt que sur ses pieds il a porté les yeux.
Homme, à qui tes désirs font sans cesse la guerre
Et qui veux posséder tout le rond de la Terre :
Vois le peu qu'il en faut pour faire un monument.
Tu n'es rien que l'idole agréable et fragile
Qu'un roi de Babylone avait vue en dormant,
Ta tête est toute d'or, mais tes pieds sont d'argile.
(La Lyre, 1641)

C'est fait de
mes Destins ; je commence à sentir
Les incommodités que la vieillesse apporte.
Déjà la pâle mort, pour me faire partir,
D'un pied sec et tremblant vient frapper à ma porte.
Ainsi que le soleil sur la fin de son cours
Paraît plutôt tomber que descendre dans l'Onde ;
Lorsque l'homme a passé les plus beaux de ses jours
D'une course rapide il passe en l'autre Monde.
Il faut éteindre en nous tous frivoles désirs,
Il faut nous détacher des terrestres plaisirs
Où sans discrétion notre appétit nous plonge.
Sortons de ces erreurs par un sage Conseil ;
Et cessant d'embrasser les images d'un songe,
Pensons à nous coucher pour le dernier sommeil.
(Les vers héroïques, 1648)
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