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Correspondances
La nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles ; L’homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants, Doux comme les hautbois, vers comme les prairies, - Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies, Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens, Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.
(Les fleurs du mal, 1857-1868) L’homme et la mer
Homme libre, toujours tu chériras la mer ! La mer set ton miroir ; tu contemples ton âme Dans le déroulement infini de sa lame, Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.
Tu te plais à plonger au sein de ton image ; Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton cœur Se distrait quelques fois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.
Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets : Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes ; Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes, Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !
Et cependant voilà des siècles innombrables Que vous vous combattez sans pitié ni remord, Tellement vous aimez le carnage et la mort, Ô lutteurs éternels, ô frères implacables !
(Les fleurs du mal, 1857-1868) Spleen
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis, Et que de l'horizon embrassant tout le cercle Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;
Quand la terre est changée en un cachot humide, Où l'espérance, comme une chauve-souris, S'en va battant le mur de son aile timide Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;
Quand la pluie étalant ses immenses traînées D'une vaste prison imite les barreaux, Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,
Des cloches tout à coup sautent avec furie Et lancent vers le ciel un affreux hurlement, Ainsi que des esprits errants et sans patrie Qui se mettent à geindre opiniâtrement.
- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique, Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir, Vaincu, pleure, et l'angoisse atroce, despotique, Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
(Les fleurs du mal, 1857-1868) Recueillement
Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici : Une atmosphère obscure enveloppe la ville, Aux uns portant la paix, aux autres le souci.
Pendant que des mortels la multitude vile, Sous le fouet du plaisir, ce bourreau sans merci, Va cueillir des remords dans la fête servile, Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici,
Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années, Sur les balcons du ciel, en robes surannées; Surgir du fond des eaux le Regret souriant;
Le Soleil moribond s'endormir sous une arche, Et comme un long linceul, traînant à l'Orient, Entends, ma Chère, entends la douce Nuit qui marche.
(Les fleurs du mal, 1857-1868) Invitation au Voyage
Mon enfant, ma soeur, Songe à la douceur, D'aller là-bas, vivre ensemble ! Aimer à loisir, Aimer et mourir, Au pays qui te ressemble ! Les soleils mouillés, De ces ciels brouillés, Pour mon esprit ont les charmes, Si mystérieux, De tes traîtres yeux, Brillant à travers leurs larmes.
Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté.
Des meubles luisants, Polis par les ans, Décoreraient notre chambre ; Les plus rares fleurs Mêlant leurs odeurs Aux vagues senteurs de l'ambre, Les riches plafonds, Les miroirs profonds, La splendeur orientale, Tout y parlerait A l'âme en secret Sa douce langue natale.
Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe,calme et volupté.
Vois sur ces canaux Dormir ces vaisseaux Dont l'humeur est vagabonde ; C'est pour assouvir Ton moindre désir Qu'ils viennent du bout du monde. Les soleils couchants Revêtent les champs Les canaux, la ville entière D'hyacinthe et d'or ; Le monde s'endort Dans une chaude lumière
Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe,calme et volupté.
(Les fleurs du mal, 1857-1868)
Le Camarade
Nous l'avons vu qui franchissait la porte, Nous l'avons vu qui détournait le front, Nous l'avons vu, dans la nuit juste morte, Qui s'en allait à travers la prison.
Nous l'avons vu, comme déjà tant d'autres Hors de ces murs et vers les jugements, Qu'ils soient ou non comptés parmi les nôtres S'en sont allés, si fraternellement.
Nous l'avons vu vers les édits des hommes Par ce matin d'automne pourrissant, Nous l'avons vu, pareil à qui nous sommes, Marcher tranquille et même un peu riant.
Nous l'avons vu dans cette aube suintante. Nous l'avons vu parmi les au-revoir, Et nous avons commencé notre attente Le verrons-nous lorsque viendra le soir ?
(Poèmes de Fresnes, 1944) Mon pays me fait mal
Mon pays m'a fait mal par ses routes trop pleines, Par ses enfants jetés sous les aigles de sang, Par ses soldats tirant dans les déroutes vaines, Et par le ciel de juin sous le soleil brûlant.
Mon pays m'a fait mal sous les sombres années, Par les serments jurés que l'on ne tenait pas, Par son harassement et par sa destinée, Et par les lourds fardeaux qui pesaient sur ses pas.
Mon pays m'a fait mal par tous ses doubles jeux, Par l'océan ouvert aux noirs vaisseaux chargés, Par ses marins tombés pour apaiser les dieux, Par ses liens tranchés d'un ciseau trop léger.
Mon pays m'a fait mal par tous ses exilés, Par ses cachots trop pleins, par ses enfants perdus, Ses prisonniers parqués entre les barbelés, Et tous ceux qui sont loin et qu'on ne connaît plus.
Mon pays m'a fait mal par ses villes en flammes, Mal sous ses ennemis et mal sous ses alliés, Mon pays m'a fait mal dans son corps et son âme, Sous les carcans de fer dont il était lié.
Mon pays m'a fait mal par toute sa jeunesse Sous des draps étrangers jetée aux quatre vents, Perdant son jeune sang pour tenir les promesses Dont ceux qui les faisaient restaient insouciants,
Mon pays m'a fait mal par ses fosses creusées Par ses fusils levés à l'épaule des frères, Et par ceux qui comptaient dans leurs mains méprisées Le prix des reniements au plus juste salaire.
Mon pays m'a fait mal par ses fables d'esclave, Par ses bourreaux d'hier et par ceux d'aujourd'hui, Mon pays m'a fait mal par le sang qui le lave, Mon pays me fait mal. Quand sera-t-il guéri ?
(Poèmes de Fresnes, 1944) Bijoux
Je n'ai jamais eu de bijoux, Ni bagues, ni chaînes aux poignets, Ce sont choses mal vues chez nous Mais on m'a mis la chaîne aux pieds.
On dit que ce n'est pas viril, Les bijoux sont faits pour les filles Aujourd'hui comment se fait-il Qu'on m'ait mis la chaîne aux chevilles ?
Il faut connaître toutes choses, Être curieux du nouveau : Étrange est l'habit qu'on m'impose Et bizarre ce double anneau.
Le mur est froid, la soupe est maigre, Mais je marche, ma foi, très fier, Tout résonnant comme un roi nègre, Paré de ses bijoux de fer.
(Poèmes de Fresnes, 1944) Seigneur, voici couler le sang de la patrie... (Psaume IV)
Seigneur, voici couler le sang de la patrie. J'entends le bruit qu'il fait en tombant sur la terre, Le bruit sourd, en cinq ans de luttes ennemies. De ces gouttes tombant du corps de tant de frères.
Seigneur, voici couler le sang de notre race, Sang du combat guerrier, sang des guerres civiles, Sang des foyers noircis que quelque flamme efface, Sang de ceux qu'on fusille aux fossés de nos villes.
Seigneur, voici couler le sang de notre terre. Le sang qui a coulé n'est jamais qu'un sang pur, Et le voici mêlé, le sang des adversaires, Figé sur nos pavés comme un verglas plus dur.
Seigneur voici couler le sang de nos garçons, Il a tout recouvert la patrie déchirée. Quand verrons-nous jaillir, ô tardive saison, De tout ce sang versé la moisson désirée?
(Poèmes de Fresnes, 1944)
Ballade du dernier amour
Mes souvenirs sont si nombreux Que ma raison n'y peut suffire. Pourtant je ne vis que par eux, Eux seuls me font pleurer et rire. Le présent est sanglant et noir ; Dans l'avenir qu'ai-je à poursuivre ? Calme frais des tombeaux, le soir !... Je me suis trop hâté de vivre.
Amours heureux ou malheureux, Lourds regrets, satiété pire, Yeux noirs veloutés, clairs yeux bleus, Aux regards qu'on ne peut pas dire, Cheveux noyant le démêloir Couleur d'or, d'ébène ou de cuivre, J'ai voulu tout voir, tout avoir. Je me suis trop hâté de vivre.
je suis las. Plus d'amour. je veux Vivre seul, pour moi seul décrire Jusqu'à l'odeur de tes cheveux, Jusqu'à l'éclair de ton sourire, Dire ton royal nonchaloir, T'évoquer entière en un livre Pur et vrai comme ton miroir. Je me suis trop hâté de vivre.
ENVOI
Ma chanson, vapeur d'encensoir, Chère envolée, ira te suivre. En tes bras j'espérais pouvoir Attendre l'heure qui délivre ; Tu m'as pris mon tour. Au revoir. Je me suis trop hâté de vivre.
La vie idéale
à May
Une salle avec du feu, des bougies, Des soupers toujours servis, des guitares, Des fleurets, des fleurs, tous les tabacs rares, Où l'on causerait pourtant sans orgies.
Au printemps lilas, roses et muguets, En été jasmins, oeillets et tilleuls Rempliraient la nuit du grand parc où, seuls Parfois, les rêveurs fuiraient les bruits gais.
Les hommes seraient tous de bonne race, Dompteurs familiers des Muses hautaines, Et les femmes, sans cancans et sans haines, Illumineraient les soirs de leur grâce.
Et l'on songerait, parmi ces parfums De bras, d'éventails, de fleurs, de peignoirs, De fins cheveux blonds, de lourds cheveux noirs, Aux pays lointains, aux siècles défunts.
(Le coffret de santal, 1873) Pluriel féminin
Je suis encombré des amours perdues, Je suis effaré des amours offertes. Vous voici pointer, jeunes feuilles vertes. Il faut vous payer, noces qui sont dues.
La neige descend, plumes assidues. Hiver en retard, tu me déconcertes. Froideur des amis, tu m'étonnes, certes. Et mes routes sont désertes, ardues.
Amours neuves, et vous amours passées, Vous vous emmêlez trop dans mes pensées En des discordances éoliennes.
Printemps, viens donc vite et de tes poussées D'un balai d'églantines insensées Chasse de mon coeur les amours anciennes !
(Le collier de griffes, 1908)
Rêve d'une femme
(Elégies) Fleur d'enfance
(Elégies) Un moment
(Romances)
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